Par Elliot Vaucher


Avant-propos

Expliquer une oeuvre ? Est-ce nécessaire ? C'est une question immense, source d'intarissables débats. D'aucuns diraient que l'oeuvre doit se ressentir, que l'explication la dénature, ou prouve seulement sa faiblesse. Et pourtant. Cela n'est qu'une opinion parmi tant d'autres concernant ce que l'on appelle parfois "théorie de la réception".

La meilleure réponse serait probablement qu'il y a des oeuvres qui bénéficient de l'explication, et d'autres pas. Ou mieux encore : cela dépend en dernier ressort de la volonté de l'artiste.

Dans le cas de Luc Joly, ma démarche d'explication de son oeuvre commence par le constat qu'il a lui-même beaucoup réfléchi à la pratique artistique, que ce soit dans ses démarches personnelles ou à travers sa pratique de l'enseignement, et qu'il en est venu à la conclusion que ce que certains appellent "spontanéité absolue" dans l'acte créateur, était un mythe.

"Ce qui caractérise un langage, écrit ou parlé, est qu'il procède d'une documentation, d'un vocabulaire trié, choisi, analysé puis utilisé. Cette démarche, information-analyse-synthèse ou expression, est commune au savant et à l'artiste. Celui-ci, particulièrement s'il vit son époque, reçoit, choisit et crée. (...) L'intuition est spontanée : elle est un acte non réfléchi de notre intelligence. Mais la spontanéité est tributaire d'une connaissance précédemment acquise et génératrice de nos actions induites par la compréhension des phénomènes naturels. L'intuition est donc une façon de penser et d'analyser, mais inconsciemment, involontairement, en s'appuyant sur des connaissances analogues ou voisines. L'artiste, comme le savant, agit tout autant par intuition que par réflexion. Pourquoi faudrait-il que l'un ignore l'autre ? Tous deux pratiquent des déductions conscientes et inconscientes." Sculpture, Luc Joly, Editions Sidrine, 1990 : Genève.

J'applique donc le constat que Luc Joly fait de l'acte créateur à l'acte de réception. Et je pense, pour ma part, qu'en matière de réception non plus la spontanéité absolue n'existe pas. Une personne qui prétend qu'elle sait immédiatement ce qui lui plait ou non, ou que l'art doit être reçu uniquement par la sensibilité, ne se rend pas compte que cette sensibilité qui est la sienne, elle l'a cultivé, éduqué, précisé, au fil de son parcours et à travers sa consommation de matières artistiques. Que ce processus soit conscient ou non, l'être humain cherche à comprendre ce qu'il observe, à le rattacher à des choses qu'il connait, ou qu'il sait, et ainsi n'approche jamais de cette soi-disant sensibilité pure qui légitimerait que les oeuvres doivent toucher un public sans la moindre explication préalable.

L'objectif final d'une éducation de la sensibilité artistique peut bien sûr être qu'un jour nous soyons capables de dire plus rapidement et plus précisément ce qui nous touche et ce qui nous laisse indifférent, mais cette sensibilité s'entraîne. Un exemple tiré de l'art contemporain, et une anecdote personnelle mettront un point final à cet avant-propos.

<aside> 💡 L'exemple concerne l'oeuvre de l'artiste George Rousse.

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Georges Rousse, exposition à Rüsselsheim*,* 2003*.* Cette oeuvre peut nous laisser indifférent, au premier abord. À l'ère de la retouche photographique, elle pourit passer inaperçu.

Georges Rousse, exposition à Rüsselsheim*,* 2003*.* Cette oeuvre peut nous laisser indifférent, au premier abord. À l'ère de la retouche photographique, elle pourit passer inaperçu.

Puis l'on découvre l'envers du décor. C'est une anamorphose. Ici, "l'explication" de l'oeuvre lui confère une dimension nouvelle.

Puis l'on découvre l'envers du décor. C'est une anamorphose. Ici, "l'explication" de l'oeuvre lui confère une dimension nouvelle.

<aside> 💡 L'anecdote me concerne personnellement. Elle est la suivante. À une époque où j'étais encore étudiant à l'université, par curiosité, je m'étais rendu un jour au centre Paul Klee à Berne. Je voulais voir de plus près ces oeuvres dont j'avais entendu parler à travers diverses sources. Sur place, un groupe d'enfants regardaient une oeuvre abstraite du peintre suisse, alors qu'un historien de l'art leur donnait des explications sur le tableau. La subtilité de ce personnage se traduisait par le fait qu'il parvenait à mettre en des mots enfantins tout ce que j'ai pu lire, plus tard, dans les écrits théoriques de Klee. À l'aide de questions très fines et subtiles à l'adresse des enfants, il a fait ressortir toute la magie de la peinture que nous avions sous les yeux. J'ai passé ma journée à voir s'illuminer des toiles qui ont bouleversé ma sensibilité, et dont le souvenir me marque encore, à partir de quelques explications, toutes enfantines qu'elles étaient, sur l'oeuvre d'un grand maître.

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Paul Klee, Présentation du miracle, 1916.

Paul Klee, Présentation du miracle, 1916.

Alors oui, je pense que l'explication est utile à l'oeuvre, et qu'elle offre des portes d'entrée qui nous permettent de naviguer avec plus d'aisance dans les univers magnifiques que les artistes ont la grâce de nous transmettre.

Les clés de lecture qui suivent sont découpées en trois parties.

<aside> 💡 Note : j'aimerais éviter une incompréhension fondamentale consistant à croire que l'oeuvre de Luc Joly serait "cryptée". Si je me propose d'en faire l'explication, ça n'est pas parce que cette oeuvre, en elle-même, serait complexe. Au contraire, elle est d'une simplicité déconcertante. Sa limpidité est même, je pense, une de ses caractéristiques les plus essentielles. Ce que je me propose de faire est d'aider toute personne intéressée à comprendre cette simplicité. Voilà tout.

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